La carte mentale du
Québec : représentation de l’espace québécois à partir de dix pôles
régionaux1
INTRODUCTION
La
représentation mentale des êtres et des choses que se font les hommes n'est pas
toujours conforme à la réalité. C'est d'ailleurs très rare que le même objet
soit perçu exactement de la même manière par deux personnes. L'une le trouvera
lourd, l'autre volumineux; pour l'une il sera utile, pour l'autre embarrassant.
Un
objet familier avec lequel les contacts sont fréquents prend de l'importance
par rapport à ce qui est accidentel. Or, il est probable que l'objet localisé
dans l'espace immédiat ait un poids plus grand que celui qui en est éloigné.
C'est ce que nous nous sommes amusés à vérifier à propos de l'espace québécois.
Y a-t-il, selon l'endroit où l'on réside au Québec, des représentations
spatiales, des images propres et régionales non conformes à la réalité
géographique si bien apprise dans les manuels et dans les atlas?
MÉTHODOLOGIE
Pour
répondre à cette question il fallait choisir les points d'échantillonnage et
déterminer les caractéristiques de la population à interroger. Nous aurions
voulu couvrir l'ensemble du territoire et recevoir des versions à la fois
méridionales et nordiques. Ceci fut impossible en raison du temps, des communications
difficiles et la recherche d'une population homogène pouvant se prêter au jeu.
Nous
nous sommes donc limités à dix villes distribuées dans le Québec méridional où
nous pouvions compter sur la collaboration d’enseignants en géographie d'écoles
secondaires; chaque ville correspondait à une métropole régionale ou à un
chef-lieu important. La population échantillonnée fut en très grande partie de
niveau secondaire V; nous étions sûrs d'une homogénéité de formation, de
scolarité et d'âge (15-17 ans).
Chaque
enseignant devait faire effectuer une carte à un groupe de 25 à 30 élèves2.
Sur une feuille de papier vierge de 28 cm sur 21,5 cm, dans moins de 15
minutes, chaque élève a dessiné, d'une seule couleur et à main levée, un
croquis qui devait mettre l'accent sur la configuration du Québec (traits de
côtes, lacs, fleuves et rivières) sans toutefois négliger l'aspect toponymique
(noms de lieux) et celui des caractéristiques géographiques qui leur semblaient
importantes. Il ne fallait pas que l'élève ait sous les yeux quelque
information susceptible de l'aider ou de perturber son élan.
La
très grande partie des 275 cartes reçues limitait leurs renseignements aux
contours, à l'hydrographie et à la toponymie. C'est pourquoi nous n'avons
retenu que ces trois aspects comme critères lors du choix de la carte mettant
le plus d'accent et d'emphase sur l'espace local et régional.
RÉSULTATS
Il
est évident, à la lecture des dix cartes, que la représentation que l'on se
fait à partir d'endroits différents varie énormément. Parlons d'abord des
contours, des espaces et des régions, puis ensuite de l'hydrographie et de la
toponymie.
Les
contours qui collent le plus à la réalité, se trouvent sur la carte de
Sept-Îles. Depuis Rimouski, Montréal et Québec, la configuration de l'espace
québécois est une sorte de bloc informe traversé par le Saint-Laurent, tandis
que la perception trifluvienne comprime le Québec en longitude et l'étend en
latitude.
Les
superficies des différentes régions du Québec subissent des altérations
importantes; il en est de même des distances. Les gens de l'Outaouais se
sentent vraiment à l'écart de l'ensemble québécois. Les Appalaches, vues de
Rimouski, forment un bloc à part de l'autre côté du Saint-Laurent transformé en
mer sur tout son cours. À Gaspé, l'on voit la péninsule gaspésienne nettement
disproportionnée; seule la perception provenant de Québec accorde autant d'emphase
à la partie du Québec située au sud du Saint-Laurent. L'image mentale faite à
Québec illustre d'une façon non équivoque la grande signification du Saint-Laurent,
cet axe fluvial qui coupe littéralement le territoire en deux portions
quasiment égales. Enfin, les gens de Chicoutimi ne souffrent certainement pas
de modestie; on propulse le lac Saint-Jean au centre du Québec tout en
exagérant sa taille et Péribonka devient un poste avancé vers le nord
québécois.
Le
Saint-Laurent n'est pas le seul cours d'eau qui soit l'objet de déformations.
Il y a aussi le réseau hydrographique et quelques baies. C'est de Val-d'Or que
l'on met le plus d'accent sur les rivières, sans doute en raison des travaux
hydroélectriques sur le territoire de la Baie-James. Seules Hull et Sherbrooke
signalent également l'importance de ce bassin. Pour sa part, la baie James
n'appartient plus au Moyen-nord. En effet, les gens de Chicoutimi, de
Sherbrooke et de Sept-Îles la « méridionalisent » à grand coups de compas; ceci
n'est sans doute pas étranger à la fréquentation des gigantesques chantiers par
les travailleurs québécois.
La baie
d'Ungava est escamotée dans bon nombre de cartes et la baie des Chaleurs subit
des coups encore plus durs. De plus, seule la représentation de Chicoutimi fait
ressortir les fjords du Labrador; ceci peu s'expliquer par la localisation de
cette ville sur le fjord du Saguenay.
La
toponymie révèle, plus que toute autre information, l'espace vécu des gens
(Frémont, 1976)3. L'emphase mise sur la cartographie des noms de
lieux de la région immédiate détermine l'étendue de l'espace que l'on connaît
bien et avec lequel on est familier; les régions les plus évidentes sont celles
de Rimouski, Gaspé, Chicoutimi et de Montréal. À Montréal, il est facile de
déceler la grande densité urbaine et l'auteur a dû résoudre le problème du
positionnement des nombreuses villes près de Saint-Lambert par un artifice
heureux. Il faut dire en terminant ce volet toponymique, que Montréal et Québec
sont les deux seules villes pouvant s'enorgueillir d'apparaître sur toutes les
cartes.
Les
changements de localisation des villes et d'éléments liés à l'hydrographie
révèlent des comportements curieux. Par exemple, il semble que les ponts qui
relient les villes de Québec et de Trois-Rivières à la rive sud ne soient pas
vraiment des obstacles de communication pour l'habitant de Rimouski, puisqu'ils
localisent ces dernières au sud du Saint-Laurent. Il est intéressant de noter
le lapsus de l'élève de Québec, qui, habitué au voisinage du lac Saint-Charles,
n'hésite pas à rebaptiser le lac Saint-Jean.
Enfin,
le Labrador fait toujours partie de la péninsule québécoise. Parfois, comme
depuis Hull et Rimouski, il est compris intégralement dans le territoire du
Québec. Ailleurs, on le limite par un tireté – le seul apparaissant sur la
carte. De plus, faudrait-il se surprendre de voir les gens de Sept-Îles
rapatrier une voie ferrée jusque-là construite à Terre-Neuve?
Même
si cette note résulte d'un jeu effectué auprès d'élèves du niveau secondaire et
d'une initiative amusante de trois chercheurs, il n'en reste pas moins que nous
avons recueilli une source d'informations imposante sur la perception de
l'espace québécois. Malheureusement, nous n'avons exploité que l'aspect de
l'emphase régionale. Nous pensons entre autres à la perception de la qualité de
l'environnement et à la continuation de ce qu’André-Louis Sanguin a déjà entamé4.
Deux
réflexions cependant restent à faire sur le présent texte. La première est une
mise en garde sur la façon de présenter le jeu. En effet, il ne faut pas
mentionner le lieu de provenance du projet, par exemple Chicoutimi dans ce
cas-ci. Nous sommes certains que cette mention a suffis pour sur-représenter la
région du Saguenay—Lac-Saint-Jean. La deuxième réflexion vient de la difficulté
de trouver pour certaines villes des cartes mentales régionales. Ce fut le cas
de Trois-Rivières, Hull et Sherbrooke. Serait-ce en raison d'une connaissance «
uniforme et neutre » du Québec ou par manque de conscience régionale? Le cas de
la carte de Sherbrooke sort de l'ordinaire; aucune représentation ne mettait
l'accent sur la toponymie locale; aucune n'y traçait la rivière Saint-François.
Nous avons donc retenu la carte qui donnait à cette ville un rôle incontesté de
métropole au sud du Saint-Laurent.
Note de l’auteur principal rédigée en janvier 2012.
Que se passerait-il si l’on refaisait la même expérience
32 ans plus tard. Retrouveraît-on les mêmes expressions spatiales et cartographiques?
Verrait-on de nouvelles perceptions maintenant que les jeunes sont rendus en
plein dans l’ère des communications et des technologies SMS et dans le nouveau
monde des réseaux sociaux (Facebook, Twitter)?
RÉFÉRENCES
1. Cette
analyse a été publiée en 1980 par Majella-J. GAUTHIER, Denis TREMBLAY et
Gilles-R. TREMBLAY, dans Les Cahiers de géographie du Québec sous le
titre « La carte mentale du Québec », Vol. 24, no 61, p. 20-29. Elle
est ici reproduite avec leur permission.
2.
Merci à Normand Bélair, Denis Berthelot, Suzanne Biron, Rachel-Rémi Bouchard,
Claude Bradette, Claire Daoust, Huguette Frigon, Madeleine Grondin, Nelson
Lebel, Zoél Lemoine, Lise Lord, Yves Mailloux et Robert St-Denis.
3.
FRÉMONT, Armand, 1976, La région, espace vécu, Paris, PUF, Coll. SUP, Le
Géographe 19, 223 p.
4. SANGUIN,
André-Louis, 1975, Territorialité, espace mentale et topophilie au Saguenay,
Protée, Vol. 4, no 1, p. 53-66.
_________
Majella-J. GAUTHIER
et Carl BRISSON.
Atlas électronique du
Saguenay—Lac-Saint-Jean: http://www.uqac.ca/atlas.
Laboratoire
d’expertise et de recherche en géographie appliquée (LERGA).
Université
du Québec à Chicoutimi. Janvier 2012.
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